Norwegian omelette 2007 (this egg has flown)

J’ai beaucoup aimé la présentation du livre de Denis Martin d’il y a quelques semaines à Vevey. Faisant preuve d’une grande modestie, le cuisinier avait invité une trentaine de journalistes à son restaurant. Le rendez-vous fut fixé à 11 heures du matin… dans sa cuisine ! En plus de modeste, il fut aussi très lucide et rationnel, car la cuisine était en fait le seul endroit où il pouvait effectivement montrer les techniques modernes qu’il applique, éclaircir tous les doutes, répondre à toutes les questions et ainsi contribuer à réduire l’ignorance et la désinformation habituelles en la matière. D’une certaine manière, le milieu suisse peut s’avérer très conservateur. Un jeune producteur audiovisuel, Bertrand Saillen, me racontait par exemple que « la grande cuisine suisse est incarnée par Girardet et Rochat, par Girardet et Rochat et, ah… par Girardet et Rochat, aussi ! En fait, c’est grâce à ces deux hommes que l’on a commencé à parler et qu’on continue à parler de la grande cuisine de notre pays dans le monde. Nous devons toutefois également être fiers de la nouvelle génération de chefs suisses qui, avec ténacité et succès, recherchent de nouvelles voies ».
Pour cette journée de présentation, le chef a prévu de passer une heure en cuisine avant de se mettre à table et de savourer les mets préparés selon les techniques appréciées précédemment. La démonstration commence avec Denis qui empoigne un batteur et explique la flopée de choses que lui inspire cet ustensile, certaines étant plus faisables que les autres. Viennent ensuite des démonstrations pratiques quant au mode de préparation des shampoings (des mousses très aérées qui ne se désintègrent pas avec le temps ; il insiste sur la délicatesse de celle parfumée au sureau, que nous avons goûtée par la suite) ; il parle d’alginates (dérivés d’algues brunes que l’on trouve dans les mers et océans d’eaux froides et dont la dénomination provient du terme « algue »), de « sphérifications » ou d’appareils comme le PacoJet ; il disserte sur la qualité des crèmes et des mousses préparées à l’aide du siphon (la délicatesse et la légèreté d’une mayonnaise, par exemple) et introduit la notion d’azote liquide et de la « cuisson/friture à froid » (à la question de savoir si la manipulation de ce produit en cuisine est dangereuse, Denis répond que cela l’est autant que de manipuler une friteuse pleine d’huile bouillante). Après avoir donné quelques exemples, l’heure est venue de préparer la fameuse « Omelette norvégienne -196° et +1750° » : une réinterprétation de ce dessert classique qui m’a réellement épaté. Selon la recette traditionnelle, on dispose une base de génoise (que l’on peut arroser de liqueur), sur laquelle on dépose un fruit confit (au choix) recouvert d’une couche épaisse de glace à la crème ou aux fruits en forme de rectangle. Le tout est ensuite nappé d’une couche de meringue ordinaire ou italienne, envoyé au four bien chaud, puis retiré une fois que la meringue commence à brunir. On peut alors flamber avec la même liqueur que celle utilisée pour la génoise (au choix) et servir. Le plaisir et la surprise provoqués par le contraste chaud-froid sont garantis ! Un tour de magie ? Pas du tout. La glace située à l’intérieur ne fond pas, car le blanc d’œuf battu n’est pas un bon conducteur de chaleur. Ce dessert fut redécouvert à la fin du XIXe siècle par le chef de l’Hôtel de Paris de Montecarlo de l’époque, Giroix. Je dis bien « redécouvert », parce qu’il semblerait que le mets ait été inventé par le physicien américain Benjamin Rumford (1753-1814) ! Il pourrait s’agir d’un ancêtre d’Hervé This, le plat pouvant être un fruit de la cuisine moléculaire ante litteram. La cuisine chinoise connaissait déjà cette technique, qui arriva à Paris dans les valises du cuisinier d’une mission chinoise qui vint visiter la capitale française en 1866. Ce qui a éveillé ma curiosité, c’est le fait de voir que le Larousse gastronomique de 1938 (dont la préface fut rédigée par Escoffier, décédé avant de pouvoir voir l’œuvre terminée) cite une recette qui est pratiquement identique à celle proposée dans L’Art culinaire français, publié chez Flammarion en 1954, à celle qui apparaît dans le Larousse gastronomique de 1984 (de Courtine), et à celle de l’édition de 1996 (supervisée par Robuchon).
En 2007, voici la recette de Denis : après avoir introduit les ingrédients de l’ « omelette » dans le siphon (blancs d’œuf, sucre, crème fraîche, une goutte de Grand Marnier), refroidir, agiter et verser le contenu sur l’azote liquide (photo 1). En quelques secondes, la mousse aérée « cristallise » au contact du froid glacial. Notre « omelette » peut alors être caramélisée avec un peu de sucre de canne et un chalumeau puissant (photo 2). Le résultat est réellement extraordinaire : une texture glacée extrêmement délicate, qui se défait en douceur avec la chaleur de la bouche, à laquelle vient s’ajouter la touche croustillante du caramel qui vient de se former. Une bouchée de neige sucrée très légèrement compactée. Une légèreté qui me semble on ne peut plus pertinente pour mettre la touche finale au repas. Une preuve de bon goût et d’exécution exquise ; une nouvelle manière d’interpréter ce mets en respectant pleinement la recette originale et ses ingrédients.
J’ai pris plaisir à écouter cette musique (composée d’ailleurs dans la sérénité des Alpes suisses ; quelle coïncidence !), très familière, sur le chemin du retour. Elle a des influences orientales qui, bien qu’absentes au sein de ce plat, sont bien inhérentes à d’autres mets de la cuisine de Denis, qui reconnaît se sentir influencé par les cuisines classique, italienne et asiatique. Un moment donné – Mon dieu ! – je me suis demandé quel pouvait être le sens de la chanson si elle était intitulée « Norwegian omelette », mais j’ai tout de suite remarqué qu’il y avait un problème de rime à la fin : « I lit a fire (photo 3), isn’t it good, Norwegian omelette »… au lieu de « Norwegian wood »…